L’HISTOIRE EN CREUX        

 

   Trente années de présence britannique à travers les timbres de Palestine

 

                                                                                    Par David AVZARADEL

 

 

 

En 1918 la Palestine naissait à la philatélie. En mai 1998, nous avons souhaité associer cet événement au 50ème anniversaire de la création de l’Etat d’Israël dans une même commémoration, en évoquant des timbres trop souvent négligés alors qu’ils constituent, bien avant les vignettes K.K.L. de la période intérimaire, les précurseurs semi-modernes de la collection « Israël ». S’intéresser à la Palestine anglaise, c’est remonter le temps et déchiffrer un passé dont notre présent découle. Mais il n’est pas toujours facile de convoquer les timbres au tribunal de l’Histoire : si certains d’entre eux se révèlent des témoins diserts, d’autres sont plus réticents… Les uns et les autres méritent pourtant d’être entendus, comme on s’efforcera de le montrer.

 

                                                 I N T R O D U C T I O N

 Au cours de la Première guerre mondiale, les forces ottomanes massées à Beersheva tentèrent à diverses reprises de franchir le canal de Suez et d’envahir l’Egypte afin d’en chasser les Anglais. Si la puissance de feu adverse mit en échec ces projets, du moins l’état-major turc réussit-il à s’assurer pour un temps le contrôle de la péninsule du Sinaï. L’exploit fut jugé digne d’une célébration philatélique et, courant 1916, Constantinople passa commande à Vienne d’une série de six figurines postales exaltant les combattants du front égyptien. Les timbres furent livrés l’année suivante. Il était bien tard : le Hedjaz s’était soulevé et les Anglais, qui avaient reconquis le Sinaï, se trouvaient depuis le 9 janvier à Rafah, porte de la Palestine. Les timbres triomphalistes n’avaient plus lieu d’être. Après la guerre, la pénurie de papier fit qu’au lieu de les détruire, on en surchargea certains afin de leur ôter leur caractère belliqueux. Les vignettes non surchargées sont considérées comme non émises (fig. 1).

 Nés de la guerre, ces timbres turcs ont un caractère de propagande bien marqué. Ils visent à souder les énergies des sujets musulmans de la Turquie autour de la personne sacrée du sultan-khalife et des Lieux Saints de Jérusalem ; ils nous disent la vigilance de la sentinelle devant Beersheva et l’héroïsme des longues colonnes lancées à la conquête du désert ; l’implacable aridité d’un territoire troué de rares points d’eau, ou encore El-Arish libérée, première étape sur la route vers le Nil. Au bas des vignettes originales, avant l’apposition des surcharges, des motifs hautement évocateurs indiquaient l’enjeu final de la Djihad : le sphinx, les pyramides.

 Les surcharges successives se sont efforcées, avec plus ou moins de bonheur, d’occulter ces motifs. En tout état de cause, le timbre apparaît comme la cristallisation d’un moment d’Histoire. Il proclame, prend parti. Avec le recul, il témoigne.

 Cette imagerie épique, nous la chercherions en vain dans les premières émissions de la Palestine anglaise. Ici, nulle emphase, nul effort pour flatter l’œil. Un dessin fonctionnel, neutre, ignorant l’image choc. Par la suite, et jusqu’à l’expiration du Mandat, l’impersonnalité en matière de production philatélique deviendra règle intangible. A la même époque, les timbres des autres parties de l’Empire britannique, surtout ceux gravés en taille-douce, sont les plus chatoyants, les plus réussis qui soient ; en parfaits ambassadeurs de leurs pays respectifs, ils invitent au rêve et au voyage. Pauvre Palestine qui, durant vingt ans et plus, n’aura au mieux, pour vanter ses sites, son passé prestigieux et la bigarrure de ses habitants, que les petits timbres typographiés de l’inamovible émission Pictorial de 1927 !

 C’est bien pourtant à une lecture iconique de ces émissions que nous entendons convier le lecteur. On n’échappe pas à l’historicité, fût-ce en se réfugiant dans la monotonie et la platitude. En psychanalyse, les non-dits sont plus révélateurs que les discours. Par leur silence même, des timbres anodins d’aspect vont, eux aussi, apporter leur témoignage et nous restituer les mobiles qui présidèrent à leur création. A leur manière, en creux pour ainsi dire, ils mettront à nu les pudeurs, les ruses, les repentirs de l’impérialisme anglais dans ce coin névralgique du monde.

 La Palestine mandataire naquit en 1922, lorsque les Nations réunies à Genève eurent confié à la Grande-Bretagne la tâche d’exécuter les promesses ambiguës de la Déclaration Balfour. Avant cela, il y eut une administration civile  provisoire mise en place par Londres à la suite des accords interalliés, et avant cela encore, il y eut  le régime militaire instauré en plein conflit, et qui se maintint tout au long de l’immédiat après-guerre. Ce cadre historique, à trois volets, va nous fournir le plan de notre étude.

                                        1.   1918-1920 :  O.E.T.A.

Les timbres de guerre et d’après-guerre

 Après avoir pris Beersheva, Gaza, Réhovot et Jaffa, l’armée Allenby entre dans Jérusalem le 9 décembre 1917. Mais si tout est joué en Palestine du sud, au nord et à l’est du pays, on se bat encore âprement : épaulés par des contingents allemands et austro-hongrois, les Turcs résistent, contre-attaquent. Ce n’est qu’en septembre 1918 que les Anglais prennent pied en Galilée ; la bataille de Mégiddo, livrée le 19 de ce mois, est le « Sedan » turc. Poursuivant leur offensive, les Anglais et leurs alliés arabes enlèvent Damas (1er octobre), Beyrouth (3 octobre) et Alep (25 octobre). Le 30, la Porte jette l’éponge à Moudros.

 Jusqu’en juillet 1920, la Palestine reste sous administration militaire, l’O.E.T.A. (Occupied Ennemy Territory Administration). Philatéliquement parlant, cette période connaît deux temps forts (si l’on exclut un court prélude, fin 1917-début 1918, qui se signale par la gratuité des services postaux) :

 Février 1918 : les « bleus de Palestine »

 Deux valeurs émises, le 1 Piastre d’abord, puis le 5 Millièmes (obtenu par surcharge du premier). D’autres tirages, de teinte plus claire, interviendront en mars et mai 1818. Ce sont des timbres provisoires, dus à la nécessité. Quand une armée étrangère occupe un territoire et prend la charge de rétablir les relations postales, il se présente trois cas de figure :

 1)  Le premier, le plus simple, le plus économique, consiste à mettre la main sur les timbres utilisés par l’adversaire et à les surcharger. Cette solution, les Anglais l’ont appliquée en Mésopotamie. Ils n’ont pas été en mesure de la mettre en œuvre en Palestine : cette fois les Turcs, dans leur retraite, avaient eu le temps d’emporter ou de détruire leurs stocks.

 2) Le second cas consiste à surcharger des timbres métropolitains. Nous savons, par un échange de lettres de service, que les autorités militaires ont écarté très vite cette solution, jugée politiquement non désirable « politically undesirable ». Cela se comprend : les Anglais désiraient, certes, s’arroger le contrôle de la Palestine, mais ils souhaitaient asseoir leur mainmise dans la discrétion. Or, qu’y a-t-il de plus voyant qu’une effigie couronnée ?

Rappelons qu’au moment où se débat la question de savoir à quoi ressembleront les premiers timbres de Palestine, Londres commence à entrevoir les conséquences fâcheuses de tant d’engagements contradictoires pris dans le feu de la bataille :         -  correspondance Hussein-Mac Mahon, laissant espérer au chérif de La Mecque la création d’un vaste royaume arabe s’étendant « entre le Taurus, la Perse, le golfe Persique, l’océan indien, la mer Rouge et la Méditerranée »

-  accords Sykes-Picot, délimitant par anticipation les zones d’influence des pays de l’Entente au Proche-Orient, et garantissant à la France, outre l’administration directe du Mont Liban et une suzeraineté sur l’hinterland syrien, une Palestine neutre sous administration internationale.

-  déclaration Balfour enfin, prenant en compte les aspirations sionistes à l’édification d’un Foyer National Juif en Palestine…

Suggérer, par timbres-poste interposés, quelque hégémonie britannique que ce soit sur une terre « promise aux uns et aux autres » serait pour le moins mal venu.

 3) Reste la troisième solution, plus laborieuse, plus coûteuse aussi, et c’est celle là qui eut l’agrément des responsables : l’émission d’un timbre original (fig. 2,3). La petite histoire retiendra que ce dernier, réalisé par photolithographie à Gizeh en Egypte, n’est pas dentelé, mais percé en ligne (rouletted) et que l’opération, elle aussi effectuée à Gizeh, le fut sur la même machine qui avait servi au perçage en ligne des figurines postales du Hedjaz. Le détail a son importance, il nous montre combien les timbres de Palestine s’enracinent dans le contexte géographique qui est le leur, le Proche-Orient. Une idée sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir.

Examinons-les, ces timbres, écoutons ce qu’ils nous disent, et aussi ce qu’ils nous taisent :

-  Le sigle E.E.F. signifie « Egyptian Expeditionary Forces ». L’armée Allenby venait effectivement d’Egypte, mais cette mention « E.E.F. » sur les timbres traduit peut-être aussi la volonté anglaise de ménager les susceptibilités égyptiennes. En 1914, l’Egypte s’était trouvée dans une situation délicate : vassale nominale de la Sublime Porte, elle vivait depuis la fin du XIXe siècle sous occupation militaire britannique. Le gouvernement Jeune Turc ayant pris fait et cause pour les Empires Centraux, Londres avait imposé son protectorat sur le pays, cependant que Constantinople, de son côté, invitait le peuple égyptien à rejoindre l’étendard de la guerre sainte contre l’infidèle. La propagande ottomane aura trouvé peu d’échos auprès des nationalistes cairotes, qui souhaiteraient se passer à la fois des Turcs et des Anglais. Reconnaître à l’Egypte son rôle de base arrière et l’associer de la sorte à la victoire, est un geste de pure justice et de saine diplomatie, qui ne coûte rien.

 -  Il n’y a pas de nom de pays. Cela aussi est de bonne guerre : l’armée occupe les lieux, elle avance, prend des gages, et ne livre rien de ses intentions. Nommer un territoire, c’est déjà le circonscrire, le délimiter. Les militaires à qui nous devons le choix final du motif des timbres ont du reste, ici du moins, joué sur du velours : la « Palestine », si présente dans l’imaginaire occidental et la tradition judéo-chrétienne, ne répond pour l’heure à aucune réalité administrative ; il n’y a pas, dans l’Empire Ottoman, de province de ce nom, mais des districts séparés relevant, soit de Beyrouth, soit de Damas. On sait que l’imprécision frontalière, au cœur de la problématique palestinienne en 1918, s’y retrouvera mutatis mutandis en 1948, et qu’elle demeure une pomme de discorde à ce jour…  En l’occurrence, pour en revenir aux  « bleus de Palestine », leur pouvoir d’affranchissement s’exerce sur un territoire singulièrement réduit : au nord d’une ligne Jaffa Jérusalem Jéricho, et à l’est du Jourdain, les Turcs, on l’a vu, restent les maîtres. Les premiers timbres de Palestine (Yvert n° 1, 2, 3 et 3 A) sont en fait des timbres de Palestine du Sud.

- Les inscriptions sont bilingues, anglais arabe, les timbres ne comportent aucune mention en hébreu. Or, le 2 novembre 1917, soit cinq semaines avant la prise de Jérusalem, il y a eu la Déclaration Balfour. Mais que pèse une déclaration d’intention au regard du rapport de forces sur le terrain ? Les Turcs ont utilisé à plaisir, pour dénoncer le double jeu britannique, la promesse anglaise d’un foyer national juif en Palestine, comme ils ont utilisé les accords (secrets) Sykes-Picot dont le texte, au grand dam de l’Entente, avait été divulgué par Trotski  (alors Ministre des Affaires étrangères du gouvernement bolchevik et instigateur probable des « fuites » qui conduisirent, le 24 novembre 1917, les Izvestia à entreprendre de publier la version russe des fameux accords). Début 1918, le clan Hachémite est loin de se montrer sourd à l’argumentation turque. Alors qu’en Transjordanie le combat fait rage pour Maan ou pour Salt, on peut tout redouter d’une défection arabe suivie d’un brutal renversement d’alliance. Sagement, l’administration militaire a préféré s’abstenir de verser de l’huile sur le feu.

Un mot encore sur l’aspect visuel des « bleus de Palestine » : bleu violet et bleu cobalt pour les tirages de février (les plus rares), bleu outremer et outremer pâle pour les suivants (nettement moins chers, mais d’un intérêt historique égal à celui des premiers). Comme on le sait, la couleur bleue n’est pas le meilleur support pour qui recherche des oblitérations lisibles.

Et cela nous amène à évoquer l’usage postal des timbres. C’est bien une émission de nécessité. Les chiffres de tirage, plutôt restreints, suffisent à peine à couvrir les besoins d’une population de 300 à 400.000 individus, en grande partie illettrée. Les timbres sont vendus aux guichets, au fur et à mesure des besoins, jamais en gros vu le manque de stock. Les premiers tirages (Yvert n° 1 et 3 A) ont été effectués sur papier non gommé ; les préposés collent eux-mêmes les timbres sur le courrier au moyen d’une colle très épaisse qui, soit dit en passant, nuit à la récupération ultérieure des timbres par les collectionneurs et contribuera ainsi à leur rareté. Les bureaux de la poste aux armées sont accessibles à tous à Jérusalem, Jaffa et Bir-Salem. Les usagers doivent se rendre dans ces localités et remettre leur correspondance au préposé, lequel se charge de l’expédier après l’avoir censurée le cas échéant. Voilà pourquoi, en lieu et place d’oblitérations à noms de villes, on ne trouve ici que des cachets militaires, alphanumériques. Les empreintes, d’un diamètre d’environ 27 mm, sont trop grandes par rapport aux timbres. On ne peut les avoir complètes, ou à peu près, que sur lettres, fragments, paires ou blocs (fig. 7). Sur exemplaires isolés, c’est un coup de chance de posséder la « moitié utile » du cachet, à la fois le dateur et le numéro du bureau. Hasard objectif ? Les « bleus de Palestine » semblent bel et bien se complaire dans l’anonymat !

 Juillet 1918 : la série typo

 Une émission de nécessité, disions-nous, et minimaliste à bien des égards : correspondant aux tarifs les plus courants, les deux valeurs émises permettaient d’affranchir :

1.      Le 1 Piastre : la lettre simple pour l’étranger ;

2.      5 Millièmes : la lettre pour l’intérieur ou l’Egypte (nombre de soldats du corps                                         expéditionnaire venaient d’Egypte et y avaient leur famille. Le courrier à destination de ce pays bénéficiait donc tout naturellement d’un tarif de faveur)   et la carte postale pour l’étranger.

 

Les autres tarifs (colis postaux, recommandés, envois assurés, etc.) imposaient de recourir à diverses combinaisons, parfois difficilement réalisables.

Aussi, entre juillet et décembre 1918, paraîtront onze valeurs, typographiées, et recouvrant une plus large gamme de tarifs. Le procédé d’impression change, non le dessin du timbre, qui ne mentionne toujours pas de nom de pays. On reste dans le flou artistique. L’Angleterre, promue puissance dominante de la région, s’interroge sur ce qu’il y a lieu de faire de sa conquête : partager avec ses alliés (français, italiens, sionistes, etc.) ou créer un empire arabe vassal qui ferait pendant à l’Empire des Indes ? Les politiques débattent, l’Histoire attend.

Juillet c’est encore la guerre, décembre c’est déjà l’Armistice. Tout le Proche-Orient est à refaire et les frontières, que d’aucuns s’évertuent à fixer sur la carte, restent, sur le terrain, d’une grande porosité. Nous avons vu que les « bleus de Palestine » étaient, au vrai sens du terme, des timbres de Palestine du Sud. On pourrait, suivant la même logique, assurer que les typos, eux, sont des timbres… du couloir syro-palestinien ! En effet, leur aire d’utilisation déborde de la Palestine (toute la Palestine cette fois : Nord et sud, et est du Jourdain) pour s’étendre en Syrie, au Liban, et jusqu’à la Cilicie. Les timbres nomadisent, comme les hommes. Et il est plus habituel de trouver des oblitérations (au type turc) de Beyrouth (fig.4), de Damas, d’Alep, d’Alexandrette ou d’Adana, que des cachets proprement palestiniens, soit militaires (fig.5), soit civils (fig. 6,7,8,9).

 Car, depuis le 15 décembre, la poste civile a ses premiers bureaux, à Jérusalem, Jaffa et Haïfa.  Ramlé, Safad et Tibérias suivront début 1919, puis Ludd, Nazareth, Tulkarm, Beersheva…  Au total, c’est une vingtaine de localités que l’administration militaire dotera de bureaux de poste. Ouverts à date tardive, ceux de Zammarin (Zikhron Yaakov) et de « Meo Sheorim » (sic) méritent une mention spéciale. Tel Aviv manque au tableau : ce n’est qu’un modeste faubourg de Jaffa – pas même 2000 âmes – et il faut être un doux illuminé comme l’est le sieur Meir Dizengoff pour oser prédire qu’un jour ce faubourg comptera 25.000 habitants. Le grand boom de Tel Aviv va commencer dès 1922, dépassant les rêves les plus fous de son maire…

 Ainsi, ces bureaux de poste qui s’ouvrent progressivement, certains assez tôt, d’autres plus tard, nous présentent l’image mouvante et contrastée d’un pays qui émerge de son assoupissement séculaire pour faire ses premiers pas dans l’âge moderne et prendre, le temps aidant, quelques-uns uns des traits que nous lui connaissons aujourd’hui. Les graphies même, dans leurs hésitations, sont riches d’enseignements : savourons le charme rétro d’un Méo Sheorim qui nous restitue l’accent ashkénaze de ce quartier pieux de la Ville Sainte aux alentours de 1920 ! Collectionner les cachets de la poste civile est une tâche passionnante et ardue ; l’on se heurte aux même problèmes que pour la poste militaire, car la plupart des oblitérateurs utilisés relèvent eux aussi du type à grand diamètre, dit « skeleton », lequel offre par ailleurs d’infinies variantes. Outre le nom du bureau, les empreintes comportent, jusqu’au 31 juillet 1920, les sigles O.E.T.A.,  O.E.T., ou O.E.T.A.E.E.F., qui identifient l’administration militaire. Après cette date, ces sigles seront retirés des oblitérateurs. C’est que, depuis le 1er juillet, dans le pays, les fonctionnaires civils ont pris la relève des officiers. Nous verrons prochainement comment nous en sommes en  arrivés là.

 

2.    1920-1922 :  L’Administration civile

Les surchargés de Jérusalem. Londres I

 En avril, à San Remo, les Alliés sont enfin tombés d’accord sur le partage du gâteau proche-oriental. En conséquence, Londres a dépêché à Jérusalem son premier Haut Commissaire, Herbert Samuel. Ce n’est pas encore le Mandat, puisque celui-ci doit être accordé par la Société des Nations, née voici à peine trois mois, mais on s’y dirige, nul n’en doute plus. Les timbres pourtant hésitent : histoire de bien montrer qu’elle n’est là qu’à titre transitoire, l’administration civile surcharge à toutes mains.

 La Palestine anglaise va vivre ainsi, en deux ans, la période la plus mouvementée de son histoire philatélique. Une période qui se décompose elle-même en deux parties à peu près égales d’un an chacune : de septembre 1920 à octobre 1921, c’est le règne des surcharges locales, soit trois et même quatre émissions ; puis vient, en octobre 1921, la première émission surchargée à Londres (Londres I).

 Toutes ces séries ont un point commun : elles découlent des typographiés de 1918 : mêmes planches, mêmes variétés de cases, même filigrane, mêmes teintes correspondant aux mêmes faciales et renvoyant aux mêmes tarifs… C’est ce lien ontologique qui confère à la période son unité.

 L’un des premiers actes du Haut Commissaire Samuel a donc été de faire procéder sur place à la surcharge des timbres en cours. Un couvent grec hiérosolymitain est commis à cette tâche. La nouvelle émission (Jérusalem I) est prête le premier septembre. Elle a un caractère artisanal prononcé, qui fait le bonheur des variétistes. Le nom de Palestine apparaît pour la première fois sur des timbres-poste. Les surcharges, en trois lignes, sont trilingues, arabe, anglais, hébreu. La présence de cette dernière langue, comme son absence sur les timbres antérieurs, obéit, faut-il le dire, à des considérations politiques. Voyons cela de près.

 En vérité, Londres pouvait difficilement arguer de sa prépondérance militaire pour imposer en Orient, contre ses alliés, une Pax Britannica pure et dure. Cette guerre avait été celle du Droit contre la Force. Un essai de 1996  (Michaël Harsgor et Maurice Stroum, Israël  /Palestine, l’Histoire au delà des Mythes, Paris, éditions Metropolis) précise dans quel éclairage il faut situer, à l’époque, la notion de « droit ». Il s’agit moins du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes (nuance qui commence juste à poindre à la fin de la Grande Guerre), que des « droits historiques » des différentes nations – en particulier, des nations victorieuses – à retrouver des frontières ou des zones d’influence en rapport à leur gloire passée. Or, en 1920, les droits historiques de la France sur la Terre Sainte étaient solides, difficilement contestables, puisqu’ils remontaient aussi bien aux Croisés qu’à Soliman, à des faits d’armes qu’à des traités. Gardienne des Lieux Saints, seule protectrice avouée des chrétientés d’Orient depuis que la Russie Bolchevik s’était mise hors jeu, la France, fille aînée de l’Eglise et ruche de missionnaires, ne pouvait, malgré la République et la laïcité, être évincée de son rôle traditionnel par une Angleterre depuis toujours en délicatesse avec Rome. Mais il y avait eu la Déclaration Balfour ! Quel projet plus noble que celui consistant à hâter l’accomplissement de la promesse divine en permettant au Peuple du Livre de revenir sur sa terre ? Mise sous le boisseau alors que la guerre faisait rage et qu’il était impératif de se concilier l’appui des princes du Hedjaz, la Déclaration Balfour est revenue sur le devant de la scène à San Remo, où – les Arabes étant exclus de la cour des grands – il ne s’agissait désormais, pour le cabinet Lloyd George, que de contrer le jeu de la France. Les belles intentions finissant toujours par être récompensées, la Déclaration méritait bien en retour que l’on inscrive une ligne d’hébreu sur les timbres.

 Il n’est pas dans notre propos de retracer l’historique précis de ces émissions. Le lecteur intéressé trouvera toutefois un certain nombre de données utiles dans le tableau récapitulatif que nous donnons ci-après.  Disons seulement ici que les surchargés de Jérusalem se distinguent de ceux de Londres par l’emploi de caractères pattés et non de caractères bâton ; et que, s’il est parfois malaisé de distinguer un Jérusalem II d’un Jérusalem III, les Jérusalem I, eux, sont très faciles à reconnaître. En effet, la première émission se caractérise par une surcharge arabe courte (8 mm) alors que les émissions ultérieures ont une surcharge arabe longue (10 mm). Une légende tenace veut que le changement ait été opéré à la suite des protestations arabes. Légende, mais bien dans la note du temps : la rencontre Fayçal-Weizmann, en mars 1920, dans un hôtel de Londres, et sous les auspices de Lawrence, si elle a donné lieu à un accord dûment signé entre nationalistes arabes et juifs, n’a connu aucune suite concrète, du fait précisément de San Remo ; et les années 1920-1921 marquent le début d’une longue histoire, celle des heurts intercommunautaires, déclenchés quelquefois par des disputes non moins byzantines que la longueur d’une surcharge.

 Fin 1921, peu satisfaite de la qualité du travail  effectué sur place, l’administration requiert les services d’une maison londonienne. De surcharge en surcharge, le provisoire tend à devenir permanent, et les ficelles se tirent de plus en plus à Londres. Ne serait-ce pas, au fond, le but voulu par le pragmatisme britannique ?

 Nous n’en avons pas tout à fait terminé avec cette période.  Il arrive qu’au hasard d’un tri, le collectionneur tombe sur des surcharges inconnues du Catalogue Yvert, à moins qu’elles ne se dissimulent en quelque autre volume du monumental ouvrage, là où on n’a pas de prime abord l’idée d’aller les chercher. Il ne faut pas négliger de telles trouvailles, qui pimentent une collection de leur imprévu.

-    Certaines de ces surcharges passionneront les fiscalistes :  O.P.D.A.  (Ottoman Public Debt Administration),   H.J.Z.  (émis pour financer la reconstruction du chemin de fer de Hedjaz, qui transportait les pèlerins musulmans à La Mecque),

COURT  FEES  (taxe sur les papier de justice)…  Le piquant est que ces timbres-poste transformés en fiscaux peuvent réintégrer à l’occasion le giron de la philatélie « orthodoxe », puisqu’on en trouve qui ont été annulés à la poste !

-    D’autres timbres, surchargés exclusivement en arabe, constituent en fait les premiers timbres de l’Emirat de Transjordanie ; ils nous rappellent que ce pays, à l’origine, faisait partie intégrante de la Palestine. Lorsque, conséquence de San Remo, en juillet 1920, les troupes françaises du Général Gouraud sont entrées dans Damas pour mettre fin au royaume syrien de Fayçal, ceux-ci ont élevé leur protégé malheureux sur le trône d’Iraq en lieu et place de son frère Abdallah ; et ce dernier s’est vu attribuer comme lot de consolation toute la Palestine située à l’est du Jourdain. L’année suivante, la Transjordanie accédant à l’autonomie, les Britanniques l’ont soustraite unilatéralement aux dispositions de la Déclaration Balfour, au grand dam des milieux sionistes. En 1922, ce premier partage de la Palestine sera avalisé par la S.D.N.  Les frontières changent, la mémoire des timbres demeure.  Encore en 1925, la Transjordanie d’Abdallah surchargera pour ses besoins propres des timbres de la Palestine mandataire. Et en 1948, les notables arabes de Palestine se tourneront tout naturellement vers Abdallah, souverain palestinien, pour implorer l’aide de la Légion arabe contre les Juifs  (l’anecdote a été rapportée par Lapierre et Collins dans leur ouvrage devenu classique, Ô Jérusalem). Juste retour des choses, des figurines postales jordaniennes seront alors surchargées « Palestine » ; elles serviront en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, et ce jusqu’à l’annexion formelle de ces deux territoires par le royaune hachémite.

 APPENDICE : Les premières oblitérations de Tel Aviv.

 Nous avons dit dans notre première partie qu’il n’y a pas eu de bureau de poste à Tel Aviv durant la période de l’administration militaire. Cela n’est vrai qu’en partie.

Les premières oblitérations apparaissent fin juin 1920. A cette date, l’administration militaire n’a pas encore passé la main à l’administration civile. Les cachets en question sont au type skeleton et montrent – significativement – la mention

« Tel Aviv Jaffa ». Mais ils ne comportent plus le sigle O.E.T.A.E.E.F., et on peut donc les considérer à bon droit comme relevant déjà de la période suivante.

Dès août 1921, les oblitérations « Tel Aviv Jaffa » se verront concurrencées par des oblitérations « Tel Aviv » seul. Mais « Tel Aviv Jaffa » restera en usage jusqu’en 1924, et son fantôme perdurera même jusqu’en 1926, sur un cachet où la mention « Jaffa » a été manifestement retirée.

Ces divers cachets sont bien moins courants qu’on pourrait le croire, tant sur lettres que sur timbres détachés. Est-il besoin, en outre, d’insister sur leur intérêt documentaire ?

(Vous pourrez trouver la reproduction des premières oblitérations de Tel Aviv, avec les dates extrêmes d’utilisation rencontrées, dans l’ouvrage d’Edward B. PROUD, The Postal History of British Palestine, 1985, Proud-Bailey C° Ltd)

 

 

 LES EMISSIONS SURCHARGEES  (1920-1921)

TABLEAU COMPARATIF

 

 

 

P L A N C H E S

Jérusalem I                   Identiques aux planches des typos de 1918, produites par la Maison Somerset, de Londres. Mêmes variétés constantes.

Jérusalem II                                             idem  

Surch.étroite (narrow setting                             idem  

Jérusalem III                                            idem  

Londres I                                                 idem  

Londres II                    Planches de la Maison Waterlow. Types redessinés.

 

F I L I G R A N E

Jérusalem I                   Filigrane E de Grande Bretagne (comme pour les lythos et les typos de 1918) : chiffre royal (G R) en colonne.

Jérusalem II                                             idem  

Surch.étroite (narrow setting)                idem  

Jérusalem III                                            idem  

Londres I                                                 idem  

Londres II                    Multiple CA (Crown Agent)

 

T E I N T E S

Jérusalem I                   Mêmes teintes de base que les typos de 1918, conformes aux

                                    dispositions tarifaires de l’époque et en application aux

                                    recommandations de l’Union Postale Universelle.

Jérusalem II                                           idem  

Surch.étroite (narrow setting)              idem  

Jérusalem III                                          idem  

Londres I                                               idem  

Londres II                    Nouvelles teintes et nouvelles valeurs car nouveaux tarifs postaux.

 

D A T E    D ‘ E M I S S I O N

Jérusalem I                                           1-7-1920

Jérusalem II                                         Très étalée dans le temps. De nov. 1920 au 21-6-1921

Surch.étroite (narrow setting)                 6-12-1920. Emission de nécessité, suite à une rupture de

stocks des petites valeurs pour cartes de vœux.

Jérusalem III                                        Du 29 mai 1921 au 4 août de la même année

Londres I                                             Octobre 1921

Londres II                                            Automne 1922

 

N O M B R E  d e  V A L E U R S

Jérusalem I                                           11

Jérusalem II                                         8  (jusqu’au 5 Pi)

Surch.étroite (narrox setting)                  3  (1,3 et 5 Millièmes)

Jérusalem III                                        11

Londres I                                             11

Londres II                                            15

 

C A R A C T E R E S

Jérusalem I                                                Pattés

Jérusalem II                                            idem  

Surch.étroite (narrow setting)               idem  

Jérusalem III                                               idem  

Londres I                                                  Non pattés

Londres II                                                 Non pattés

 

L O N G U E U R   S U R C H A R G E

Jérusalem I                                                Arabe 8 mm

Jérusalem II                                              Arabe 10 mm

Surch.étroite (narrow setting)                 Arabe 10 mm

Jérusalem III                                             Arabe 10 mm

Londres I                                            

Londres II                                           

 

H A U T E U R   S U R C H A R G E

Jérusalem I                                                20 mm (7 mm entre Anglais et Hébreu)

Jérusalem II                                              20 mm (7 mm entre Anglais et Hébreu)

Surch.étroite (narrow setting)                 19 mm (6 mm entre Anglais et Hébreu)

Jérusalem III                                             20 mm (7 mm entre Anglais et Hébreu)

Londres I                                                        

Londres II

 

A S P E C T   S U R C H A R G E

Jérusalem I                  

Jérusalem II                                         Caractères souvent encrassés, empattements émoussés

Surch.étroite (narrow setting)               Très nette, empattements bien marqués

Jérusalem III                                           Très nette, empattements bien marqués

Londres I                                             Entre « aleph » et « ioud », 2 traits longs et fins obliques,

                                                             très distincts.

Londres II                                           Entre « aleph » et « ioud », 2 traits obliques courts et gros, souvent encrassés.         

 

- La distinction entre Jérusalem II et Jérusalem III est parfois très malaisée ; sur les 1 Pi bleu foncé notamment, la surcharge argentée n’arrange guère les choses.

- Pour la clarté, nous avons volontairement passé sous silence les questions de dentelure, importantes certes, mais qui restent en dehors du cadre d’une lecture iconique des timbres de Palestine.                               

 

 

 

3  -  1922-1948 :  LE MANDAT PROPREMENT DIT

L’émission Londres II – L’émission de 1927

 

Fig. 1 : les types de 1917

 

Le 24 juillet 1922,  (la ratification définitive interviendra le 29 septembre 1923)  après avoir pris formellement acte des promesses contenues dans la Déclaration Balfour, le Conseil de la Société des Nations attribue à la Grande Bretagne le mandat sur la Palestine.

Article 22 : « L’anglais, l’arabe et l’hébreu seront les langues officielles de la Palestine. Toutes indications ou inscriptions en arabe sur les timbres ou la monnaie figureront également en hébreu et réciproquement ». Les vœux de l’aréopage international avaient été devancés, on l’a vu, par l’administration civile mise en place immédiatement après San Remo.

 

D’août à septembre 1922 paraissent les premières figurines postales de la Palestine mandataire : les 16 valeurs de l’émission Londres II.  Des surchargés, encore…  Sortira-t-on un jour de la période de transition ?

 

Pour le philatéliste serein, détaché de toutes importunes contingences historiques, Londres II marque bel et bien une rupture plutôt qu’une continuité. A la maison Somerset, qui s’occupait depuis 1918 de l’impression des timbres et, depuis 1921, de leur surcharge, succède une autre firme londonienne, la Waterlow.  Nouvelles planches d’impression des timbres, nouveau filigrane, nouvelles teintes, nouvelles valeurs pour faire face à de nouveaux tarifs…  Sans parler, bien entendu, de nouvelles planches de surcharges. Cette fois le cordon ombilical qui, jusqu’ici, reliait chaque émission surchargée à l’émission non surchargée de 1918, était rompu. Oui, avec l’établissement du Mandat, il y a eu quelque chose de changé en terre de Palestine.

 

Politiquement, c’est autre chose. Le maintien, en 1922, d’un type E.E.F., même modifié et devenu anachronique depuis que l’Egypte constitue un royaume indépendant (en principe !) et que les exploits de l’armée Allenby s’éloignent chaque jour dans l’Histoire, trahit l’embarras des nouveaux maîtres de la Palestine. Après avoir découvert – trop tard – que le pays dont ils ont la charge risque de se transformer pour eux en chausse-trape, les Anglais se révèlent incapables d’inventer une politique autre que celle du « couteau de Jeannot » : le remplacement, toutes les fois qu’il en est besoin, soit de la lame, soit du manche.  En 1922, l’année même du Mandat, paraît le Livre Blanc Churchill ; ce document, qui prétend définir une ligne de conduite en Palestine, prône surtout les vertus de la non-intervention. Pas de vagues ! Entre les aspirations de Juifs et celles des Arabes, Londres se refuse detrancher. Cette « neutralité », que l’on aimerait faire sienne ou dont on voudrait en tout cas persuader autrui de sa réalité, il est fatal qu’elle trouve sa traduction philatélique dans l’insignifiance, ou plutôt : la non-signifiance iconique des timbres que l’on produit. L’émission Londres II, parfaite illustration d’un provisoire qui dure, s’éternisera jusqu’en 1927.

 

Pourtant, dès 1923, la question de son remplacement se pose en haut lieu. Tout le monde est bien conscient que l’image de marque du pays et le volume des affaires ne pourraient que s’améliorer si des timbres un tout petit peu plus agréables à l’œil s’imposaient sur le courrier. Un concours public de la meilleure photo est organisé, des prix récompenseront les meilleurs projets. Les résultats ne manquent pas d’interpeller les officiels : dans le choix des sujets, juifs, musulmans et chrétiens se sont déterminés en fonction de leurs confessions respectives. Et l’exigence du trilinguisme qui limite sur le timbre, au profit du texte, l’espace réservé à l’image, n’est pas pour arranger les choses.

 

Entre les seize photos retenues, Sir Samuel en sélectionne quatre, montrant respectivement : la Tour de David, à Jérusalem, le Tombeau de Rachel, à Bethléem, la Mosquée d’Omar, et enfin, le Lac de Tibériade. Le feu vert est donné. La production va-t-elle pouvoir commencer ? C’est aller vite en besogne.

 

Consulté, le Colonial Office obtient que l’on sursoie à l’impression : la Palestine est sur le point de changer de monnaie ; la piastre sera supprimée, le millième de livre deviendra le mil tout court. S’ensuit un échange de lettres entre le Haut Commissaire, à Jérusalem, et le Secrétaire d’Etat aux Colonies, à Londres. Fin 1924, alors que Sir Samuel s’apprête à rentrer en Angleterre, les choses sont toujours en l’état.

Et les problèmes de détails de montrer le bout de l’oreille. Le type « Mosquée d’Omar », par exemple : si l’on imprime côte à côte, sous le dessin, comme on s’apprête à le faire, les légendes en arabe et en hébreu, n’ira-t-on pas donner aux esprits mal tournés l’occasion de prétendre que le gouvernement de sa Gracieuse Majesté considère le Dôme du Roc comme appartenant à égalité aux deux confessions, la juive et la musulmane ? De Jérusalem, le Haut Commissariat prend la peine de réfuter méthodiquement l’objection : preuve du moins que la Palestine des années 20 n’est pas encore tout à fait l’Absurdie. De longs mois s’écoulent. Enfin, le 1er août 1927, le 3 Mil vert « Tombeau de Rachel » et le 13 Mil outremer « Mosquée d’Omar » voient le jour, estafettes de la nouvelle émission si longtemps attendue, si souvent différée.

C’est la seconde émission du Mandat, et ce sera la dernière. Pulvérisant le record de longévité des Londres II, les Pictorial  ne partiront qu’avec les Anglais. De loin en loin – en 1932, en 1942 – les changements de tarifs rendront nécessaires quelques changements de teintes et l’impression de nouvelles faciales : les seize valeurs originales de la série deviendront ainsi vingt deux dans les catalogues. Après la Guerre, il sera même question d’adopter de nouveaux types et les projets en seront assez avancés. Mais jamais les autorités ne se décideront à sauter le pas. Comme si les efforts consentis au moment de l’accouchement laborieux des timbres de 1927 avaient dévoré pour vingt ans les audaces créatrices de l’administration. Ou peut-être cela tient-il tout simplement au fait que, jour après jour, des pogroms de 1929 à la Grande Révolte de 1936, la Palestine devenait l’Absurdie.

E P I L O G U E

Manhattan, le samedi 29 novembre 1947. En fin d’après midi, l’Assemblée Générale des Nations Unies se prononce dans sa grande majorité pour le partage de la Palestine.

Décalage horaire oblige, au pays, c’est déjà la nuit. Mais on guette les nouvelles, l’oreille collée à la radio.

Au kibboutz Alonim, le responsable de la Poste prend sur lui de rompre la sainteté du Chabbat et d’ouvrir toutes grandes les portes de son minuscule bureau. L’heure est à la confection de souvenirs philatéliques. Les plis, affranchis de valeurs en cours, portent tous la date mémorable. A côté des timbres, une empreinte en hébreu, réalisée au moyen d’un tampon en caoutchouc, rappelle la décision de l’O.N.U. relative à un Etat juif. 

Discrets de nature, les timbres de la Palestine mandataire ne nous disent pas tout à haute et intelligible voix. En trente ans de règne britannique, la population juive a décuplé. Cela, nous le lisons en creux, grâce à la marcophilie, en voyant de nouveaux bureaux couvrir progressivement les zones de peuplement. Comme nous devinons l’essor fantastique de Tel Aviv à travers les flammes de propagande de la Foire du Levant. Ou les ravages de la collectionnite, qui touchait à peine les rudes pionniers des années 20, mais qui a déferlé sur le pays au moment où la montée des périls jetait dans les bateaux en partance pour Haïfa toute une Mitteleuropa raffinée, désoeuvrée … et timbromane.  En février 1945, l’exposition Phila, de Tel Aviv, a connu un francs succès : on y accourait de toute la Palestine et même des pays voisins. Etat de grâce dû à la victoire imminente des Alliés ? L’administration s’était fendue d’un entier illustré (une carte postale) pour faire la réclame de cette manifestation. Le postier du kibboutz Alonim n’a pas de soucis à se faire, ses souvenirs philatéliques trouveront sûrement preneur…

 Mais à peine éteinte la guerre en Europe, que la Palestine reprenait feu.

Nous voici arrivés au terme de notre parcours. Depuis 1918, les Anglais ont fait la politique et les timbres. A présent que leur règne s’achève, et dans quelle confusion, les timbres aussi leur échappent.

La poste peut bien, par ses flammes oblitérantes, continuer à prodiguer les lénifiants conseils de sécurité routière ; autour de Jérusalem, et sur tous les grands axes du pays, une sanglante « Bataille des Routes » oppose combattants juifs et arabes. La guerre pour l’héritage a commencé, sous les yeux de tommies de plus en plus dépassés, de plus en plus nerveux.

Fig. 5 : « Bannissez la mort de la Route » Oblitération mécanique en service de 11.7.47 au

1.4.48. Elle aura vu les embuscades meurtrières, les convois encadrés de cars blindés et le début du blocus de la Jérusalem juive (janvier 1948).

Une surcharge anonyme, apposée en catimini sur les timbres de la puissance mandataire, dénonce ce chaos des derniers jours au moyen d’une expression tirée du Livre de la Genèse. Complaisants, négligents ou désabusés, les postiers ferment les yeux. Les timbres « Tohou-wabohou » tohu-bohu passent… comme des lettres à la poste. Un jour, les Arabes palestiniens imprimeront à leur tour des Pictorial  plus vrais que nature pour écrire dessus, dans toutes les langues, leurs angoisses, leurs espoirs, leurs crédos…

Fig. 5 et 6 : Détournements philatéliques et propagande nationaliste. A gauche, la surcharge

« Government Tohou wabohou ». A droite, une vignette palestinienne (époque indéterminée) reproduisant, en plus grand, l’un des Pictorial, assorti d’une surcharge évocatrice, en français : « LES AMERICAINS POUR LA PALESTINE LIBRE ». Le même slogan existe en anglais, arabe et allemand.

Les Britanniques, eux,  ne sont plus dans le coup. Prennent-ils, en partant, le soin morose de retirer la Palestine de l’Union Postale Universelle ? Déjà, tout est prêt pour la relève. En zone juive, durant quelques jours encore, on utilise aussi bien les timbres du Mandat que les vignettes du K.K.L., les uns et les autres oblitérés avec les cachets « Minhelet Ha-Am ». En attendant les « Doar Ivri », qui ne sauraient plus tarder…

Nés muets, les timbres de ce pays ont retrouvé la parole. Mais ceci est une autre histoire, aurait dit Kipling.

FiG 7 et 8 : Le Mandat, c’est fini ! A gauche, cachet

« Minhelet Ha-Am » sur Pictorial (probablement de complaisance). A droite, pli commémoratif de Haïfa-Nahla en date du 14 mai 1948. Le pouvoir britannique vit ses dernières heures.

L’iconographie de cet article peut être obtenue sur simple demande (voir courrier dans notre site)

 

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