L’ESPERANTO A L’HEURE DU FRONT POPU

 

                  A propos d’une flamme de propagande pour l’Exposition de 1937

 

                                                                                          (par David AVZARADEL)

 

 

                                                            Je voudrais que dans tous les villages et dans toutes

                                                                les villes on enseigne l’espéranto

                                                                                                                      Léon Blum

 

 « PARIS / INVITAS  VIN / EKSPOZICIO 1937 ». « Paris vous invite – Exposition 1937 ». Les amateurs de marques postales connaissent bien cette flamme temporaire, ne serait-ce qu’en raison du caractère inhabituel de sa formulation : le slogan en espéranto déroge à une règle qui veut que tout document administratif soit rédigé en français. Notre flamme a été mise en service pendant quelques semaines seulement (du 12 mai au 31 août) dans le seul bureau de Paris VIII, 49 rue la Boétie.

Sans être rarissime, elle est difficile à se procurer.

Une telle pièce relève certes du thème Espéranto. Mais le contexte historique qui a entouré son emploi rend tout aussi évidente son insertion dans une collection consacrée au Front Populaire : depuis que les élections de mai 1936 ont amené à la Chambre une majorité de gauche, le cabinet Blum préside aux destinées de la France.

 

Le Front Populaire et l’espéranto

 

Signe des Temps, à peine installé dans ses meubles, le nouveau gouvernement a honoré par le timbre la mémoire de Jean Jaurès. Or, Jaurès était un partisan déclaré de la langue auxiliaire internationale. Ses héritiers spirituels partagent cette sympathie.

Le 14 mai 1937, sous le haut patronage du Président Lebrun, se tient à Paris la Conférence internationale Espéranto en moderna Vivo (L’espéranto dans la vie moderne), dotée d’un bureau de poste temporaire. Nous reproduisons ici la vignette de propagande émise à cette occasion.

 

La conférence demande au gouvernement de rendre obligatoire l’enseignement de l’espéranto pour les enfants de 12 à 14 ans, dans le but à la fois d’améliorer l’enseignement de la langue maternelle et de faciliter l’apprentissage des langues étrangères.

Le Syndicat national des instituteurs étant arrivé aux mêmes conclusions, le ministre Jean Zay autorise par une circulaire l’enseignement facultatif de l’espéranto dans les écoles, et ce dans le cadre des activités socio-éducatives, sous la conduite de maîtres bénévoles spécialisés. La République est pauvre et ménagère de ses deniers, mais ses bonnes intentions sont manifestes.

                                                                                                                         

La « langue dangereuse »

 

Prendre parti, dans les années 30, pour ou contre la « lingvo internacia » relève du politique. Nous sommes trop enclins aujourd’hui à oublier combien l’espéranto fut à sa naissance une idée « qui marchait », une idée dans le vent et dans le sens de l’Histoire. Ecrivains, savants, philosophes, éducateurs, hommes d’affaires, ministres, tous les hommes de progrès de quelque bord qu’ils fussent, ceux qui croyaient au cinéma ou à la conquête de l’air, au désarmement général ou à l’élévation des masses, croyaient aussi en l’espéranto, et beaucoup adhéraient à sa morale.

Durement frappé en 1914 par l’explosion du conflit européen, puis en 1917 par la mort de son fondateur, le mouvement aura su, dès le début des années 20, reconstituer l’essentiel de ses positions. Mais l’Europe nouvelle, issue de traités inégaux, pétrie de rancœurs  cloisonnée et déséquilibrée, n’est pas l’espace de paix et de dialogue qu’avait rêvé Zamenhof.

Or, justement parce que l’espéranto représente toujours une force et un enjeu, il suscite aussi des méfiances et des haines. Les dictatures n’ont aucune raison de porter la langue internationale dans leur cœur. Alors que le Front Populaire triomphe en France, la guerre civile espagnole a commencé. En février 37, les nationalistes ont pris Malaga et fusillé tous les espérantos phones du crû, coupables de crime d’espérantiste. Voilà qui confère à notre flamme d’invitation un arrière-plan singulièrement dramatique.

La guerre d’Espagne n’est qu’un épisode. Au début de la décennie, l’espéranto a perdu ses deux plus solides bastions sur le Vieux Continent, les terreaux où il croissait le mieux : chassé d’Allemagne par les nazis, il est également sur la touche en URSS où, après une lune de miel de six ans marquée par l’émission de plusieurs timbres-poste, la rupture a eu lieu, brutale, en 1931. En Russie, c’est désormais le temps des purges, des procès orchestrés par le pouvoir et au terme desquels il y a la prison, la déportation, la mort. L’espace européen de la langue internationale s’est rétréci comme peau de chagrin, il tend à sa confondre avec celui des démocraties parlementaires, elles-mêmes sur la brèche. La France est devenue un refuge et un avant-poste.

 

                                                                                    Une France au type « Paix »

 

Se substituant aux « Semeuse », « Pasteur » et autres « Marcellin Berthelot », une nouvelle série de timbres d’usage courant a fait son apparition en 1932, à l’initiative du Président du Conseil, André Tardieu - l’homme qui, deux ans plus tôt, ordonna, pour des raisons budgétaires, l’évacuation anticipée de la Rhénanie -.  Les figures allégoriques fixent les fantasmes d’une époque. Mais si les Français aiment la paix, ce n’est sans doute pas le cas de tous leurs voisins.

Le nouveau type a vu le jour au moment où les pli d’outre alpes s’ornaient de timbres fort martiaux d’allure : La Louve romaine, les bustes de Jules César et de l’Empereur Auguste, une « Italie » au même visage et des portraits du Roi en uniforme. Avant même d’envahir l’Ethiopie, le fascisme italien entendait offrir de lui une image altière et conquérante.

                                                                                               

                                                                                                       

Quant en Allemagne de 1932, elle montrait (en attendant mieux !) l’effigie en médaillon du Président Hindenburg, vétéran de la Grande Guerre.

Ainsi, dès sa naissance, le type « Paix » détonnait, et il détonne de plus en plus. Dans cette Europe déboussolée que la crise de 1929 pousse sans crier gare vers des recours hasardeux (totalitarisme, xénophobie, guerres d’agression), une France vieillotte et frileuse, mal remise des saignées de 14-18 et déjà déchirée jusqu’à la hargne entre le désir du changement et la peur de l’avenir, cherche tant bien que mal à préserver ses illusions. La paix, concept magique, empêche de regarder en face les réalités qui gênent.

Le Front Populaire n’ayant pas eu le temps d’innover en matière de timbres d’usage courant, le type « Paix » est le partenaire à peu près obligé de la flamme « PARIS INVITAS VIN… ». Ce n’est qu’en 1938 (l’année de Munich !) que d’autres allégories viendront remplacer des timbres démentis chaque jour par le bruit des bottes de l’Histoire en marche (1)

 

 

                                                                                    L’Exposition de tous les défis

 

« L’ouverture de l’Exposition le 1er mai est une bataille des ouvriers et du Front Populaire contre le fascisme. Nous la gagnerons ! ». Au meeting de la C.G.T. du

11 février, la gauche a mis la barre très haut. A-t-elle eu raison de le faire, rien n’est moins sûr.

Grèves ouvrières et boycott patronal semblent conjuguer leurs effets en vue d’assurer l’échec de l’entreprise. L’Exposition internationale devient un champ clos où les systèmes politiques qui se disputent l’Europe comparent leurs cartes, marquent leurs points. Comme pour le sort réservé à l’espéranto, une ligne de clivage sépare ici les pays totalitaires (qu’ils soient de droite ou de gauche) des régimes parlementaires classiques.

Et le parallèle est cruel pour ces derniers.

Le pari sur la date sera tenu par l’Allemagne, l’Italie et l’URSS, dont les ouvriers ont mis les bouchées doubles en faisant l’impasse sur la loi des 40 heures. Tenu aussi par la Belgique, la Suisse et les pays scandinaves, qui, du moins, représentent le camp de l’Etat de Droit. La France n’étant pas prête dans les délais, l’inauguration officielle aura lieu le 24 mai. Et encore : à cette date, tout n’est toujours que palissades et poutrelles. Mais le trompe-l’œil a accompli des miracles, l’honneur est sauf, et dans les jours qui suivent, le soleil et les congés payés aidant, la foule se presse pour admirer les « Arts et Techniques 1937 » et apprendre ainsi de quoi le quotidien sera fait, si les lendemains ne déchantent.

 

 

(1)     Même après cette mise à la retraite, la fatalité continuera à s’acharner sur l’infortuné type « Paix » : début 1940, la Poste retrouve dans ses tiroirs un stock oublié du 50 c rouge. Le tarif de la lettre intérieure étant alors de 1 F, les timbres, au lieu d’être détruits, seront débités par deux. On rencontre de tels affranchissements sur  du courrier datant de la « Drôle de Guerre » ou du « Blitzkrieg ». A Dunkerque et Coudekerque, des paires de 50 c furent surchargées par les soins des autorités d’occupation. D’autres furent utilisées dans des camps de concentration français…  Les responsables qui, huit ans plutôt, avaient décidé de l’émission de ces timbres, ne s’attendaient certes pas à pareille disgrâce…

 

 

Le 28 juin, chute du cabinet Blum, remplacé aussitôt par le cabinet Chautemps. Le Front tient toujours, pourtant ce n’est déjà plus la même chose.

Le 12 juillet, augmentation des tarifs postaux pour l’intérieur. La lettre passe de 50 à 65 c et la carte postale de 40 à 55 C ; la carte de moins de cinq mots passe à 30 c

Le 1er août, c’est au tour des tarifs postaux pour l’étranger de connaître la hausse…

Le 25 novembre, l’Exposition ferme ses portes. Malgré des débuts difficiles, malgré de nouvelles grèves qui ont perturbé son déroulement, le public ne lui aura pas fait défaut. Un succès qui coûte cher au contribuable. Il est vrai qu’une part du déficit a servi à embellir durablement Paris. «Comme le Front Populaire »,  écrit Gilbert Guilleminault, « l’Expo est à la fois mort-née et grosse du mot ‘avenir’». N’est-ce pas le lot de toutes les utopies ?

Et le lot de l’espéranto ?

 

                                                                                    Aspects philatéliques

 

Tournée la page d’histoire, il reste, un peu plus de 60 ans après, le document, le collectionneur, et le souci de classification qui fait courir ce dernier.

La flamme « PARIS INVITAS VIN… » provient d’une machine à affranchir de type Frankers. Apparues en France en 1931, ces machines n’ont opéré que dans quelques bureaux parisiens ainsi qu’à Lourdes et à Lille. Les dernières utilisées furent mises hors service en 1948.

Une empreinte Frankers a un aspect visuel assez proche d’une empreinte Fliers, plus répandue, mais le cercle et les éléments du dateur sont nettement plus petits. A titre de comparaison, nous montrons un exemple d’empreinte Fliers provenant du bureau de la rue Singer à Paris XVI.

 

Sur les machines Frankers, le double cercle primitif fut remplacé, début 1936, par un simple cercle. La flamme est toujours à droite.

On relève, paraît-il, nombre de variétés, dues à des erreurs de montage : couronne à l’envers, dateur partiellement ou entièrement à l’envers. Nous n’avons pas rencontré d’anomalies de ce genre, si ce n’est une brisure du cadre.

Le timbre le plus couramment utilisé est, nous l’avons dit, le 50 c rouge au type « Paix », correspondant au tarif de la lettre simple pour l’intérieur. Diverses nuances se rencontrent, allant du rouge clair ou rose à une teinte plus soutenue. Ces variations, qui n’ont guère d’incidence sur les prix des pièces, posent néanmoins au collectionneur la question du choix. Les timbres en tons clairs permettent une meilleure lisibilité de la flamme. Mais les exemplaires foncés ont souvent plus d’allure - et, si l’on ose dire, une coloration plus « Front Popu »…-  Il ne faut pas négliger, bien sûr, les autres tarifs : cartes postales, imprimés, lettre pour l’étranger, etc., ainsi que les emplois de timbres spéciaux. A rechercher particulièrement les timbres de propagande pour l’Exposition et ceux qui, hasard des dates ou dessein politique, nous paraissent aujourd’hui très évocateurs de l’actualité (Centenaire de la Marseillaise, Jaurès, aide aux réfugiés…)

 

                                        

 

Enfin, un changement des tarifs postaux, fâcheuse nouvelle pour les contemporains, est une aubaine pour le philatéliste ! Affranchissements complémentaires, plis taxés, emploi du 65 c violet brun (timbre jusqu’alors réservé aux imprimés de 200 à 300 grammes et devenu, quelques semaines durant, le timbre de la lettre pour l’intérieur), autant de curiosités qui permettent d’enrichir et de documenter la collection tout en retraçant la vie de la flamme. Celle-ci, rappelons-le, fut mise hors service le

31 août 1937 ; il en résulte que le 65 c bleu, émis en septembre suivant, n’a jamais vu, en théorie du moins, « PARIS INVITAS VIN… ». Mais qui en jurerait ?

 

 

Bibliographie :

-          Rudolf BURMEISTER, Katalogo de Esperanto-poststampoj (1983), Karl Marx Stadt (Chemnitz),           éd. Elf-Arek, 1983

-          Gérard DREYFUS, Catalogue des Oblitérations mécaniques de France, éd. Yvert & Tellier, 1994

-          René CENTASSI & Henri MASSON, L’Homme qui a défié Babel, Paris, Ramsay, 1995

-          Jean-Pierre DUCLOYER, L’Espéranto : la clé retrouvée de la Tour de Babel, s.l.n.d., photocopies d’une collection philatélique

-          Gilbert GUILLEMINAULT, Les Années difficiles, Paris, Denoël, 1958. 

 

 

Illustrations : si vous souhaitez la reproduction des timbres, vignettes et enveloppes de cet article,  vous pourrez nous les demander sous la rubrique n°9 « Réponse à vos questions ».                           

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